L’Immaculée Conception
J’aime cette fête. C'est l'une des plus populaires, des plus célébrées parmi les fêtes de la Vierge Marie, et pourtant l'une des plus méconnues, les moins comprises… A vrai dire, ce n'est pas tellement étonnant : nous abordons là un mystère de foi, et comme tout mystère, on ne peut que l'approcher, mais pas l'expliquer. On avait dit : « Si l'on pouvait comprendre Dieu, il ne serait plus Dieu. » De même, on peut presque dire : Si l'on pouvait comprendre un mystère, il ne serait plus mystère. Mais ce mot « presque » a une importance capitale ; car un mystère de foi, on peut, d'une certaine façon, le comprendre : avec son cœur, pas avec sa tête. Ainsi en est-il de l'Immaculée Conception.
L'Orient chrétien, l'Orthodoxie, n'a pas éprouvé le besoin de la définir dogmatiquement. Pourtant, nulle part ailleurs, et ceci dès les premiers siècles, la pureté de Marie n'a été chantée avec autant d'amour, de lyrisme, de foi :
La Très-Pure, la Toute-Pure, la Toujours Sainte Immaculée...
Une hymne de la Divine Liturgie de St Jean Chrysostome n'hésite pas à la proclamer à chaque célébration :
« plus vénérable que les chérubins
et incomparablement plus glorieuse que les séraphins »...
En Occident, définie comme dogme seulement le 8 décembre 1854, cette croyance a cependant une longue histoire. Professé par certains, combattu par d'autres...
Saint Bernard de Clairvaux lui-même, qui a des pages incomparables sur la Vierge, n'hésitait pas à s'opposer vigoureusement au courant théologique qui le professait en son temps. J’ai voulu savoir pourquoi, et j’ai fini par trouver une de ses lettres, très explicite : Bernard partageait le préjugé commun à son époque, et à celles qui ont suivi et jusqu’à la nôtre d’ailleurs, qui voulait que péché, égal ‘sexe’. Donc, pour Bernard, la Vierge ne pouvait pas être conçue sans péché puisqu’elle l’était par la voie normale du mariage si j’ose dire. Comme nous sommes loin de saint Paul qui disait du mariage chrétien : « Ce mystère et grand, c’est celui du Christ et de l’Eglise » !
D'autres, avant et après lui, pour des raisons plus « théologiques », ne pouvaient envisager qu'une créature, fût-ce la Mère de Dieu, soit soustraite à la Rédemption dans le Christ, par la Croix. En quoi ils avaient évidemment raison. Marie n'a pas été mise à part du genre humain. Elle est « la première des sauvés ». Par anticipation, dit-on parfois. Mais le terme n'est pas vraiment exact, même s'il est utile pour nous, créatures vivant dans un monde d'espace et de temps. Mais nous savons bien aujourd'hui que tel n'est pas la mode d'existence dans l'éternité où il n'y a ni « avant » ni « après ». Seulement, ce « mode d'existence », nous ne pouvons pas le concevoir ni imaginer. Aussi nous ne pouvons que balbutier des bribes d'approche. Un jour, lorsque nous entrerons nous-mêmes dans l'éternité, ce mystère nous sera dévoilé dans toute sa splendeur. Mais l'immaculée conception de Marie n'implique nullement qu'elle ne pouvait pas pécher : elle était, disent les théologiens, dans l'état du premier homme avant la chute. Et pourtant, le premier homme a péché... Pour comprendre, il faut commencer par relire les récits de la création au livre de le Genèse. On va répliquer, et avec raison, que ces récits sont symboliques. Mais justement, s’ils sont symboliques, ils le sont entièrement !!! Ça, il ne faut pas l’oublier. L’homme et la femme, ils n’ont pas encore de nom. Ça ne viendra que plus tard : pour la femme dès le chapitre suivant, juste avant que le Seigneur les revête des tuniques de peau et ne les renvoie de l’Eden ; pour l’homme, il faudra attendre bien plus tard pour que le mot « adam » apparaisse enfin en tant que nom propre ; jusque là, c’est, on peut dire, « un quelconque adam » (c’est bien cela, la signification du mot en hébreu, lorsqu’il est utilisé sans article). Donc « un adam » apparaît au moment où Dieu décide sa création. Et le récit continue : pour qu’ILS - au pluriel, dominent… pourquoi ce pluriel ? On le comprendra deux versets plus loin : « Dieu créa adam, à son image, mâle et femelle il LES créa. » Donc, nous sommes d’accord, n’est-ce pas ? Cet Adam de l’origine n’est pas « Monsieur Adam », mais « mâle et femelle » créés tous les deux ensemble à l’image de Dieu.
« Les deux étaient nus et n’avaient pas honte. » Evidemment, on pense encore immédiatement à la sexualité : erreur grossière ! La nudité dit l’innocence, l’état où l’être est en quelque sorte sans défense, sans barrières de protection devant l’autre (cet autre qui, lui, est ici dans le même cas), et devant Dieu. Ils ignoraient le bien et le mal. Ou plutôt, ils ignoraient qu’il pourrait y avoir le mal :
« Dieu vit que tout était très bon ». Mais ils étaient crées libres. Libres, et sans péché ! Exactement comme Marie. Ils ne savaient pas ce que c’était le péché, mais ils savaient que leur Créateur était bon et aimant, et que « tout ce qu’il avait fait était très bon ». Et que, s’il leur avait offert tout sauf un seul fruit, cela devait avoir une raison. Que, très probablement c’était pour leur bien (un peu comme quand on dit à un tout-petit : ne touche pas au feu ! Ce n’est pas pour l’embêter).
Et voilà : Marie était exactement comme « adam » et sa femme au début de leur existence ! Nue, c’est à dire innocente, ne se calfeutrant pas dans une attitude défensive ; et on remarque que les deux se font des vêtements aussitôt après. Ils se voient nus, sans défense, et ils ont peur ! Des vêtements ? Oh non, le mot veut dire exactement « ceintures ». Or une ceinture, ça ne cache pas grand-chose du corps. Donc on peut difficilement interpréter leur « nudité » sous le biais sexuel. Non, ils veulent se faire une sorte de protection, contre qui ? contre quoi ? Contre Dieu ? N’est-ce pas plutôt contre leur propre remord ? Piètre protection ! Et ils en sont bien conscients, puisque « adam » répond à Dieu : « J’avais peur parce que j’étais nu et je me suis caché. » Et c’est encore Dieu qui, tout compte fait, leur fait un vêtement, un vrai : une tunique de peau, pour remplacer la tunique de lumière, éteinte… par la faute commise, ou par cette protection qu’ils se font en échange ?
Ici, il faudrait expliquer le jeu de mot qui existe en hébreu, mais il est impossible de le dire en quelques mots. Je voudrais essayer d’en balbutier quelque chose. Le livre de la Genèse dit donc que le Seigneur a revêtu Adam et sa femme de tuniques de peau qu’Il leur avait faites. La Tradition ajoute qu’avant, c’était les tuniques de lumière qu’ils portaient. En hébreu, les deux mots ne diffèrent que d’une seule lettre, qui de plus a une prononciation très proche : « ‘or » écrit avec un aleph - signifie
« lumière »
écrit avec un ayin - signifie
« peau »
Entre le moment où, dévêtus de lumière, ils se voient nus, et celui où le Seigneur leur remet leur nouveau vêtement, il se passe des choses importantes. L’une d’elles est qu’Il promet que la postérité de la femme écrasera la tête du serpent. « La postérité » est la traduction habituelle. Mais il s’agit en réalité plus précisément de sa « semence », « zéra’ ».
Nous avons dit que le Seigneur remplace par la tunique de peau la piètre protection que le premier couple s’est fabriquée.
Marie, elle, ne se fabrique pas de protection. Mais cela ne veut pas dire qu’elle n’aurait pas la liberté de s’écarter de la volonté de Dieu. Elle l’a exactement comme l’avait « adam ». C’est par libre choix qu’elle ne le fait pas. Parce que, conçue sans péché, cela ne veut pas dire sans la possibilité de pécher. Elle est libre comme nous tous. Mais elle a mis sa liberté au service de l’Amour. Par un choix entièrement libre, elle se tourne de tout son être, de tout son amour vers son Créateur pour s'ajuster constamment à son désir, même sans comprendre toujours. C'est ainsi que, librement, elle dit son « oui » pour devenir la mère du Christ, sans savoir ni comprendre qu'elle deviendrait de ce fait la mère de Dieu, ni ce que cela impliquera pour elle par la suite...
Le livre de la Genèse inaugure la Bible. Un autre livre la clôt : celui d’Apocalypse, c’est-à-dire la Révélation, le Dévoilement. Dans ce livre nous est donné de contempler une femme « ayant pour manteau le soleil, la lune sous ses pieds, couronnée de douze étoiles », une femme vêtue de lumière. Elle est guettée par le dragon – un autre serpent – sans que celui-ci puisse l’atteindre. Et elle va mettre au monde le fils qui « va paître toutes les nations ». Oui, je sais bien que ce texte est interprété de façons fort différentes par divers exégètes. Mais pour hasarder ma propre intuition, je m’autorise à la fois du vieil adage d’Israël qui prête à la Torah « soixante-dix facettes », et de cet admirable texte de saint Ephrem, trop long pour être cité en entier : « Qui donc est capable de comprendre toute la richesse d’une seule de tes paroles, Seigneur ? Ce que nous comprenons est bien moindre que ce que nous en laissons. (…) Celui qui a soif se réjouit de boire, il ne s’attriste pas de ne pouvoir épuiser la source. Que la source apaise ta soif, sans que ta soif épuise la source »…
Il me semble donc que cette intuition, je peux la poser au moins sous forme d’une question : Et si l’on osait voir dans la femme d’Apocalypse la mère de la « semence sainte » à qui le Seigneur aurait restitué, comme à des prémices de l’humanité sauvée, la « tunique de lumière » ?
Il semble que Marie elle-même ait voulu confirmer à deux reprises, si l'on peut s'exprimer ainsi, son privilège de l'immaculée conception. D’abord en 1830 – plus de 20 ans avant que l’Eglise ne définisse le dogme ! – lorsqu’elle indique à Catherine Labourée l'invocation à faire figurer sur la médaille, et qui deviendrait la prière sans doute la plus répétée dans le monde catholique : « Ô Marie conçue sans péché, priez pour nous qui avons recours à vous. »
Ensuite à Lourdes, 25 mars 1858 où elle se présente ainsi à Bernadette : « Je suis l'Immaculée Conception ». Elle dit…elle n’explique pas.
Je peux essayer d'approcher le mystère. Mais seule la prière peut m’en faire pressentir quelque chose ; et peut-être aussi cette « petite soeur » de la prière qu'est la poésie. Comme, par exemple, ce verset d'une hymne liturgique de la fête :
« Le sang du Christ le rachète, mais elle en est la source. »
Elle en est la source tout simplement parce que, on nous l’a assez rabâché mais sans en tirer de conséquences pratiques, en Dieu il n’y pas de temps, pas de passé et de futur, seulement l’éternité : l’éternel présent. Marie a donc aussi besoin d’être « rachetée » comme nous tous par le sang de son Fils, et elle peut l’être parfaitement, tout en en étant la source ! Tout comme tous les humains qui ont vécu avant le Christ sont sauvés par lui.
Oui, Le Sang du Christ la rachète, Mais elle en est la source...
Tout le mystère est là… mais il reste mystère.